Nous étions au milieu de La prisonnière. Pour vérifier les dires d’Albertine au sujet de Mlle Vinteuil, le narrateur se rend à une soirée des Verdurin, curieux de découvrir par lui-même le fameux salon qui fut le foyer de l’amour de Swann pour Odette (Swann mort, désormais réduit à un nom.) Mais Brichot le détrompe, les Verdurin ont déménagé depuis et le « Quai Conti », leur nouvelle adresse, n’a plus à ses yeux le charme d’antan.
Le baron de Charlus y a organisé un grand « tra la la musical » pour mettre Morel en avant, il cherche aussi à lui faire donner la Légion d’honneur. Très en verve, Palamède de Guermantes a perdu de sa prudence et plaisante en voyant le professeur de la Sorbonne arriver en compagnie du jeune homme. Il a lui-même choisi les invités pour cette soirée musicale. Mme Verdurin, fâchée de ses exclusives (en plus, M. de Charlus a persuadé Morel de refuser un concert à des amis de la Patronne), ne supportera pas de voir les relations du baron défiler pour le féliciter, lui, et l’ignorer, elle, l’amie des arts et des artistes.
Si les évocations fameuses de la sonate dans Un amour de Swann sont un enchantement, celles du septuor de Vinteuil dans La prisonnière – Proust décrit longuement le concert – comptent aussi parmi les plus belles qu’il ait écrites sur l’art musical : « je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. »
Le narrateur se reproche souvent sa paresse pour écrire, sa vie mondaine. En découvrant ce soir-là l’œuvre du compositeur (grâce à l’amie de sa fille qui a passé des années « à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil »), il entend un appel : « l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre comme la promesse qu’il existait autre chose, réalisable par l’art sans doute, que le néant que j’avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli. »
En fin de soirée, Brichot, toujours curieux, retient le baron de Charlus, l’interroge sur les « invertis » du passé et du présent ; il sait que le sort du protecteur de Morel est scellé. Les Verdurin ont décidé de les séparer et on assiste à une scène cruelle où M. de Charlus, si combatif d’habitude, s’effondre, secouru par la seule reine de Naples revenue chercher son éventail oublié et qui l’emmène avec elle. Les mêmes Verdurin s’arrangeront par ailleurs pour verser secrètement une rente au vieux Saniette ruiné en bourse.
Les lumineuses rayures à la fenêtre d’Albertine dans la nuit – « un trésor en échange duquel j’avais aliéné ma liberté, la solitude, la pensée » – rallument l’incessant débat intérieur sur leur avenir : tantôt ils s’amusent à imaginer comment ils meubleraient leur yacht s’ils en avaient un, tantôt c’est l’interrogatoire masqué et les réponses qui échappent à la jeune femme, trahissant d’anciens mensonges. Alors il lui joue la comédie de la rupture nécessaire, veut qu’elle s’en aille dès le lendemain : « La vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous ».
« Quand j’étais rentré, ç’avait été avec le sentiment d’être un prisonnier, nullement de retrouver une prisonnière. » Elle proteste, se dit heureuse chez lui, ils finissent – comme il l’espérait – par se réconcilier. Il y voit la préparation d’une rupture véritable, inévitable, au moment qu’il choisira le plus propice pour éviter de trop en souffrir. « Toutes les heures d’Albertine m’appartenaient. Et en amour il est plus facile de renoncer à un sentiment qu’à une habitude. » Elle redevient son « ange musicien » au pianola, son « œuvre d’art la plus précieuse ». Jusqu’à ce qu’un matin, Françoise lui annonce qu’Albertine a fait ses malles, qu’elle est partie.
Lire La Prisonnière, c’est s’interroger constamment sur la vérité des sentiments. Le narrateur est si convaincu qu’il doit paraître détaché pour qu’Albertine lui reste attachée, plaider le faux pour récolter le vrai, et la jeune femme si encline à lui jouer la comédie qu’on a vraiment du mal à comprendre leur relation. Proust décrit l’équilibre instable d’un amour « réduit à la souffrance, à l’incertitude, et parfois même, paradoxalement, à l’indifférence dans l’assurance de la possessivité. Ambivalent, il est une source intarissable de frayeurs et de questionnement. » (La Parafe, 2009)
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